New York 2
MOEKO HONMA

Je me suis dit : quel affreux hôtel, mais comme tout le monde me regardait, j'ai décidé d'être magnanime. Tout en me demandant si l'homme à qui j'avais téléphoné la veille était vraiment descendu dans cet hôtel, je me suis regardée dans un des miroirs encastrés dans les murs, et j'ai vu que mon rouge à lèvres avait un peu débordé. « Impardonnable ! » ai-je murmuré, et je me suis demandé si j'avais vraiment téléphoné ou si c'était arrivé comme toujours dans ce monde au fond de ma tête. J'ai dit : « Je n'en sais rien ! » sans doute un peu trop fort, car à ce moment-là un grand Noir m'a regardée, ça m'a fait peur.

Du courage, ma petite.

Ce grand Noir ressemblait à celui qui jouait du tam-tam, revêtu d'une peau de lion, dans le livre d'images Sambo l'Africain que ma grand-mère m'avait acheté il y a longtemps longtemps longtemps…

Est-ce que j'ai vraiment téléphoné ?

Quand ?

Si ce n'est pas arrivé seulement dans mon imagination, dans un instant, ce photographe va apparaître, et s'il accepte de faire mon portrait, peut-être que ce monde irréel au fond de ma tête disparaîtra enfin ?

Ça, personne ne peut le savoir.

Ce que tout le monde ignore, il vaut mieux éviter de croire qu'on est seul à le savoir. Qui a dit ça déjà ? Mon ancien amant ? Ai-je vraiment déjà eu un amant ? Je déteste qu'on me touche, mais ce n'est pas le moment de penser à ça.

D'où est-ce que j'ai téléphoné déjà ? De l'appartement de Daikanyama ? Il faut que je fasse attention, cet appartement est connecté avec le monde au fond de ma tête, il ne faut pas téléphoner de ce genre d'endroit.

Mais pourquoi est-ce que c'est si vague en moi, le souvenir d'avoir téléphoné à cet homme ? Je me rappelle toujours très bien quand je téléphone.

Salut, ça va ?

Ah, c'est toi Moeko ?

J'ai vu ta photo, tu sais.

Quelle photo ?

La pub pour les sandales.

Ah, celle qui est parue dans Marie-Claire ?

Mais non.

Dans Elle ?

Non plus.

Ça doit être celle de Cosmopolitan.

Non plus.

Où tu l'as vue alors ?

Dans L'Hebdomadaire du Peuple.

Hein ?

Il y avait un numéro spécial sur les sandales, on voyait plein de gens avec différents modèles, toi, tu portais des sandales en plastique et tu te promenais dans le cimetière de Hachioji.

Ne dis pas de choses bizarres comme ça au milieu de la nuit, s'il te plaît.

Elle n'est pas bien, cette agence, tu t'es fait avoir.

Moeko, tu vas perdre une amie.

Clac !

Ici, c'est New York, je suis déjà venue. Vraiment ? Peux-tu dire ça avec certitude ? Je me demande ce qui se passe dans le monde imaginaire, je devrais aller les voir et leur demander leur avis à tous. Mais non, pas maintenant, le photographe vient d'arriver.

— Je voudrais que vous fassiez des photos de moi.

Ah, ça y est, je l'ai dit. Il a l'air ennuyé, je me demande s'il a toujours l'air ennuyé comme ça. C'est vraiment lui que le monde imaginaire a choisi ? En tout cas, lui, il ne sait rien de tout ça, il a l'air déconcerté par ma demande, mais je n'en sais rien, en fait, je ne sais pas du tout s'il est vraiment embarrassé ou non.

Peut-être qu'il est en train de me tester.

Il me teste.

Tu me testes ?

Alors, que dois-je faire ? Ce serait peut-être mieux de tout lui dire, de lui parler du monde au fond de ma tête, de lui dire qu'il a été choisi ?

— Alors, vous voulez bien me prendre en photo ?

De nouveau, il a l'air ennuyé, sûrement ce doit être son expression de base, il a toujours l'air ennuyé, allez ça va, pas la peine d'utiliser des trucs éculés comme ça, ça ne marche plus, elle est finie l'époque où un homme pouvait se servir de son air désabusé comme d'une arme, c'est terminé depuis l'époque où Jack l'Éventreur est apparu dans les rues de Londres, si vous voulez mon avis, c'est lui qui a tout changé, oui, lui, Jack l'Éventreur.

Mais au fait, est-ce que je lui ai dit mon nom ? Il me semble bien que oui, oui, sûrement, quand je lui ai téléphoné, j'ai dû lui dire mon nom.

— C'est bien vous qui m'avez appelé hier ?

Ne dis pas de choses qui tombent sous le sens, voyons !

Tu me fais rire, je vais vraiment me mettre à rire, ça me fait penser à la photo du magazine Best-select choisie par le monde imaginaire, ce gardien de prison russe à l'air abruti en train de briser les phalanges d'un prisonnier en riant, le cliché était commenté par un écrivain japonais au visage en pis de chèvre tout flasque, c'est le rire du bourreau qui est la marque de la véritable torture, disait-il.

J'ai du mal à m'arrêter de rire.

— Alors, vous avez pris l'avion tout de suite après ?

Tout à fait, c'est exact, parfaitement exact, je me souviens maintenant, c'est du salon de première classe Sakura à Narita que j'ai téléphoné depuis un téléphone équipé pour les cartes KDD, j'ai vérifié que tu étais bien là.

— Le problème, c'est que je n'ai pas mon appareil photo avec moi.

Hein ? Qu'est-ce qu'il dit ? Je n'ai pas bien entendu, tu en as fait quoi de ton appareil photo ? Je suis sûre que tu es le seul qui puisse me photographier, pourquoi ? Ça, tu dois le savoir mieux que quiconque.

— Vous êtes à New York pour des raisons professionnelles ?

Ah, ce n'est pas la peine d'en faire tant, je vois bien que tu veux faire l'innocent, mais si tu en fais trop, je connais une fille perspicace qui va te tourner en ridicule.

— Rien d'autre ne m'amène ici.

Je te condamnerai à mort.

— Je ne comprends pas très bien.

Oui, un jour, ce sera la peine de mort pour toi.

— Je ne vous connais pas.

On ne peut pas se connaître éternellement.

— Mais je suis là.

Oui, tu es en train de me regarder, c'est ça, regarde-moi encore plus, je suis myope, alors on peut me regarder dans les yeux sans que je me sente particulièrement intimidée.

— Quel genre de personne êtes-vous ?

Je n'ai pas le choix, je vais te parler du monde au fond de ma tête.

— Je suis une actrice.

Tout ça est arrivé dans le monde imaginaire, attends, je vais te raconter, c'était quand je suis allée dans cette île du Sud avec mon père, comment s'appelait cet endroit déjà, l'île où papa avait ses premiers souvenirs de sa maman et de grand-père, c'était avant la guerre, donc, c'est sûrement une de ces îles qui étaient occupées par l'ancienne armée japonaise, la Nouvelle-Guinée, peut-être ? Ou alors Mindanao ou une île du côté des Philippines, mais en tout cas, il y a plus de dix ans de ça, et que ce soit la Nouvelle-Guinée ou Mindanao, il n'y avait encore aucune infrastructure touristique. Maman n'était pas venue avec nous, je ne me rappelle plus pourquoi.

En tout cas, je suis sûre que ce n'était pas Tahiti.

— Vous avez déjà réservé une chambre quelque part ?

Eh dis, sur cette île du Sud…

— Vous connaissez l'histoire du nain de l'île du Sud ?

— Hein ? L'histoire du nain ?

Mais oui. Tu veux que je te la raconte ?

— Bon, si on commençait par déjeuner ensemble ?

Mauvais, les spaghettis, mais ça va, je te pardonne, en revanche si la mousse au chocolat n'est pas bonne, ce sera rédhibitoire.

— Si ça vous va d'être dans le même hôtel que moi, je vous réserve une chambre. Alors vous êtes actrice ? Dans quel film avez-vous joué ?

Dans l'île du Sud vit un nain vicieux.

— Seulement deux jusqu'à présent, et je n'avais pas le rôle principal, le premier c'est Harbour Light, un remake d'un film européen, et l'autre, La Nuit d'avant la révolution, ça parle de la révolution prolétarienne au début de l'ère Taishô, qui s'est terminée dans la désillusion.

Ce nain attaque les gens en rêve, moi j'étais allongée à côté de papa, et je regardais le ventilateur qui tournait en faisant un drôle de bruit, et seul le loup-garou sait quand je me suis endormie, ce nain, au début il n'avait pas du tout l'air d'un nain, il ressemblait plutôt à un ballon, il n'avait pas l'air d'un nain mais j'ai compris que c'en était un, parce qu'il avait des yeux, des yeux enfoncés dans la chair de son visage tout bouffi, qui ressortaient dans la nuit comme le plancton phosphorescent collé sur la peau des dauphins, et dès que j'ai vu ses yeux, j'ai compris où était sa bouche aussi, son visage était le symbole de tout son corps, on aurait dit une œuvre d'art moderne fabriquée en collant les uns sur les autres des ballons de caoutchouc à moitié dégonflés, et juste son visage était enflé un peu différemment, si bien que j'ai tout de suite compris, évidemment c'était un rêve, la plage était tout près, juste à côté de notre bungalow alors peut-être que le bruit des vagues me parvenait aux oreilles dans mon sommeil, en tout cas, ce nain était debout sur une plage baignée dans la lumière crue de midi.

Il riait, les yeux en forme de croissant de lune, les coins de la bouche tordus, et la vue de ce visage de nain souriant sur une plage ensoleillée m'a rappelé un tas de choses similaires dont j'avais fait l'expérience plus tôt dans ma vie, ce rivage en plein midi, c'était peut-être en Espagne, en tout cas quelque part en Europe du Sud, on y était allés en vacances et on avait fait cuire des brochettes sur la plage.

La Costa Brava ?

Ce complexe hôtelier de bord de mer, ce n'était pas un lieu de villégiature pour la crème des milliardaires, pas non plus le genre d'endroit où des célébrités de la classe moyenne ont leurs résidences secondaires, il y avait deux maisons de retraite, un grand oranger, les gens disaient qu'un fameux voleur y avait été pendu autrefois, une église de la Compagnie de Jésus, en matériau brut, dont le toit était encore en cours de réfection, sept ou huit hôtels deux étoiles, des restaurants de fruits de mer aux toits de chaume, un café où on servait des gâteaux trop sucrés et des espressos pleins de marc, c'est tout ce qu'il y avait dans cette station balnéaire, donc ce rivage où se tenait le nain rieur n'était rien d'autre qu'un refuge pour criminels, pour enfants et pour vieillards.

Je n'étais pas en scène dans mon rêve.

Les vieillards jouaient à des jeux de société, les enfants se chamaillaient, les criminels préparaient leurs prochains méfaits, au début le nain était complètement laissé à l'écart, c'est ce qui arrive toujours à ceux qui ont l'air différents des autres.

Puis, au moment où les nuages ont caché un instant le soleil, la haine et la vengeance se sont déchaînées tout à coup, comme si c'était le nain qui donnait le signal, tout le monde – autrement dit, les vieillards, les enfants et les criminels – s'est mis à s'entretuer, j'ai toujours eu peur des rêves violents et cruels depuis toute petite, mais cette fois, sans doute grâce au nain, j'ai réussi à le comprendre.

Tout le monde était beau.

— Attends un peu, oui, je me souviens, j'ai déjà entendu parler de toi.

Personne ne me connaît, pourtant.

C'est la première fois que je parle à quelqu'un du monde imaginaire au fond de ma tête, le nain m'a dit : maintenant je vais aller chez toi, je me suis mise à pleurer en hurlant : j'ai peur, je crois que c'est à ce moment que je me suis réveillée, papa me secouait, Moeko, Moeko, ressaisis-toi, qu'est-ce qu'il y a ? Je voyais bien que papa était là, mais le nain n'avait pas encore disparu, ce nain était imprégné dans mon cerveau, réfléchis bien, a dit le nain, depuis que tu es toute petite, les gens autour de toi auxquels tu trouvais du charme ont toujours été les méchants.

Et il avait raison, le nain.

— C'est une actrice nommée Reiko Saitô qui m'a parlé de toi, tu la connais ? Une vieille dame de près de soixante-dix ans, mais une superbe actrice, elle m'a dit que dans la jeune génération la seule chez qui elle sentait du talent, c'était toi.

Reiko-san, autrefois, aux studios de Kinuta, elle a planté la pointe de son parapluie dans l'œil d'un soldat américain qui sifflait pour la taquiner. Elle a un genre qui ne me plaît pas.

— On se trompe souvent sur moi.

Il fait une drôle de tête ce photographe, c'est sans doute sa spécialité, de faire une drôle de tête tout le temps, la deuxième chose que je déteste le plus au monde, c'est qu'on se trompe sur mon compte, et la première, c'est qu'on croie me comprendre.

Moi, même si j'ai peur, je ne plante pas la pointe de mon parapluie dans les yeux des gens, moi, je fais tout fondre, même le nain, il a fondu à l'intérieur de ma tête, mais pas ce qu'il m'a dit, ce qu'il m'a dit m'est resté dans la tête ou, pour être plus précise, quelque part derrière les oreilles, comme un paysage nettement dessiné, la ligne du bord de mer, d'une clarté presque effrayante sous le soleil de midi, un oranger, des rues tristes, désertes, mais pas depuis toujours, car au début il y avait des habitants dans les rues de ce village balnéaire de troisième ordre, mais il s'est passé quelque chose – quoi ? Une épidémie, un massacre perpétré par une armée ennemie ? Ou alors une mine de charbon qui a fermé, quelque chose comme ça – enfin, quelque chose qui a obligé tout le monde à vider les lieux.

Même dans la réalité, je n'ai jamais pu supporter les paysages déserts, je les ai toujours peuplés en imagination, exactement comme les gens qui aiment les chemins de fer en modèles réduits, et placent dans tous les coins des figurines de chef de gare, ou bien des porteurs, des passagers, et j'ai aussi essayé de peupler ce paysage, et ce n'est pas spécialement parce que je n'arrivais pas à oublier ce que m'avait dit le nain, ni parce que les scènes sinistres de vengeance des habitants de la ville se répétaient et s'amplifiaient, mais tous les gens dont je peuplais la ville en imagination étaient des gens vertueux, le genre de gens qui peuvent dire sincèrement : moi je suis pauvre, mais je mène une vie honnête, ils n'aimaient pas se faire du mal les uns aux autres, ils détestaient la violence, ils n'avaient aucun talent, étaient incapables de dire une blague, mais j'avais décidé que la station balnéaire où vivaient des gens pareils m'empêcherait de faire un faux pas, parce que les rares fois où je fume ou prends de la drogue, il m'arrive de me sentir secouée par une puissante force.

Ça m'arrive aussi quand je suis épuisée, tout d'abord je deviens soupçonneuse à un tel degré que j'en suis moi-même surprise, je me dis par exemple, ce styliste qui me regarde avec insistance, c'est peut-être quelqu'un qui ne m'aime pas qui l'a envoyé près de moi pour me faire tomber dans un piège d'une façon ou d'une autre, et ce soupçon se renforce de plus en plus, devient une espèce de bloc de paranoïa à l'intérieur de moi, qui se fixe, comme une cristallisation de la réalité et, dans ces moments-là, si le styliste mourait la gorge tranchée sous mes yeux, ça me ferait plaisir, mais évidemment je sais que ce n'est pas bien d'avoir des pensées comme celle-là, parce que mon désir de le voir mourir a un sens.

Dans le monde derrière mes oreilles, les habitants de la triste station balnéaire vivent de façon aussi honnête et frugale que je peux l'imaginer, et je pensais qu'ils me donnaient une certaine modération, qu'ils m'aidaient à ne pas me réjouir à l'idée de voir ce styliste mourir égorgé sous mes yeux, mais c'est tellement ennuyeux.

— Ah bon ? Mais en fait, c'est vrai, cette fois, je n'ai pas emporté mon appareil photo, je te prendrai en photo à mon retour au Japon, il faudrait trouver une occasion pour ça, en fait, il vaudrait mieux que je te photographie en cours de travail, tu n'as pas un tournage en vue ?

Le mal m'attire, mais quand j'y suis mêlée, tout prend un sens.

— Si, je dois jouer dans un film en cours d'année, un rôle principal cette fois, le tournage aura lieu à Kanazawa.

Ce que je cherchais, c'était un mal gratuit, dépourvu du moindre sens, je me disais, quand je l'aurais trouvé, un héros naîtra dans le monde au fond de ma tête, et moi, je deviendrai cent mille fois plus belle que maintenant.

J'ai cherché ce héros pendant vingt-quatre ans.

Et je l'ai enfin trouvé.

— Bon, alors je te photographierai à ce moment-là, mais dis-moi, pourquoi m'avoir choisi moi ?

J'aime tes photos d'officiers sud-viêtnamiens tenant à bout de bras des chairs déchiquetées.

— Parce que j'aime bien vos photos.

Celle où l'on voit un officier sud-viêtnamien qui rit en tenant par les cheveux le cadavre d'un Viêt-cong au corps déchiqueté par une bombe à partir de la poitrine.

— Ça me fait plaisir que tu me dises ça, j'essaie de réaliser mes portraits de la façon la plus orthodoxe possible.

Cet officier, pour moi, il représentait le mal gratuit, ce cadavre déchiqueté au-dessous de la poitrine, on aurait dit un écureuil ou un lapin en peluche, c'était mignon comme tout.

— En fait, je pense que c'est ça la base de la photo.

Le Viêt-cong en peluche et l'officier sud-viêtnamien qui le tient en souriant d'un air béat sont devenus des habitants de ma station balnéaire.

Quelque chose comme des citoyens d'honneur.

— J'essaie de penser qu'il n'y a personne derrière l'objectif, comment dire, j'essaie de ne plus avoir conscience d'être en train de prendre une photo. En fait, tu sais, je n'aime pas trop en parler, mais j'étais au Viêtnam.

Ça va, je suis au courant.

— Peut-être que ta génération n'a jamais entendu parler de ça, mais il y a eu ce qu'on appelle la guerre du Viêtnam, et j'y étais.

Ta vie se résume à ça.

— Et je crois que cette expérience a beaucoup d'influence sur les photos que je prends maintenant.

Les photos que tu prends maintenant, on dirait de la merde étalée sur du papier photographique.

— Je commence à être tout content à l'idée de faire ton portrait, tu sais.

Mais attention, il faut que les photos soient réussies.